MANIPULATION : PROCESSUS « CLASSIQUES »
Un rien agacé par la rhétorique médiatique, mêlant considérations éthiques, politiques, ethnologiques, psychologiques voire théologiques, je préfère ici lister les paramètres dont la mise en œuvre est patente dans les manipulations systématiques, et dont l'Histoire et la Clinique offrent un corpus considérable.
Comme dans une clinique différentielle, je suggère que chacun analyse avec discernement et de manière distanciée (en se méfiant donc de ses propres affects!) SA PRAXIS, son passé , son évolution, avant de porter un jugement.
Évidemment, il ne suffit pas de valider un ou deux items pour parler de « manipulation » ! Vous aurez remarqué que toutes les initiations (Écoles, Arts Martiaux, clubs, partis, Institutions, équipes, groupes-classes, etc.), et jusqu'à l'instauration d'un couple et d'une famille, s'étayent sur au moins une de ces situations… mais, espérons-le, en plein discernement...
Les items sont numérotés pour en faciliter la citation, le commentaire et la critique.
1/ « secte »? le mot correspond à un encadrement juridique précis (et non une « définition » stricto sensu, cf. http://www.derives-sectes.gouv.fr/quest-ce-quune-d%C3%A9rive-sectaire/que-dit-la-loi/le-dispositif-juridique-fran%C3%A7ais )
2/ l'initiation correspond au « schéma narratif » que l'on trouve à profusion dans les Mythes et la Littérature :
- un « AVANT », considéré et parlé comme « incomplet », en friche, erroné, insatisfaisant.
- un « ÉLÉMENT PERTURBATEUR / FONDATEUR », seuil, crise, initiation, apprentissage
- un « APRÈS » nécessairement positif, où le sujet est dit et se dit « mûri », « grandi », épanoui… au point d'avoir pour mission d' « initier » autrui et… de réitérer le processus.
2/ changement global de l'individu:
a) langage : le langage antérieur est doublé du nouveau langage, celui de l' « après », spécifique à la nouvelle communauté, énigmatique pour autrui, voire secret
b) « référents archaïques » remplacés par de nouvelles « autorités » (« auctoritas », du latin « auctor », garant), qui affirment qu'elles (seules!) perçoivent, confortent et valident la « vraie Identité » du Sujet (et non une simple Identification, étape ponctuelle et opportuniste d'une longue maturation) : la nouvelle « autorité » se prétend définitive et… infaillible.
c) emblématique (look, coiffure, voire tatouage), decorum
d) rituel, cérémonial
e) gestuel, voire schéma corporel (démarche, tenue corporelle, routine posturale) : l'individu est persuadé qu'il trouve sa plénitude en se conformant au groupe.
f) « ÉTAT AGENTIQUE » : le « libre-arbitre » de chacun (plus explicitement, le Sur-Moi, l’ensemble des valeurs éthiques individuelles et collectives, la « Weltanschauung » -vision du monde-….) est modifié, non pas par un affinement de la « Culture antérieure » (ce à quoi prétend une « éducation »), mais par un « remplacement » d’un corpus par un autre (« intérêt supérieur » de la Nation, de Dieu, de l'École, de la Cause…). Cet investissement, souvent compensatoire (!), bien connu en Psychologie (et… depuis des siècles), n'a RIEN À VOIR avec le choix réfléchi, en toute connaissance de cause, d’une « servitude volontaire » (cf. le texte de La Boétie, très explicite http://www.singulier.eu/textes/reference/texte/pdf/servitude.pdf).
Je vous renvoie au cours de Communication (expérience de Milgram, http://www.taneb.org/2014/10/ensam-octobre-2014.html, Partie 3), à l'expérience de Stanford (https://www.youtube.com/watch?v=gb4Q20z0T1Q et https://www.youtube.com/watch?v=a_0iQAMlukU) , et au film « Le jeu de la mort » (-https://www.youtube.com/watch?v=6w_nlgekIzw-)...
Le sujet, une fois instrumentalisé et réifié, peut commettre un acte que fondamentalement il condamne (sauf s'il est psychopathe et donc dénué d'empathie), mais que le contexte agentique permet (mépris, mauvais traitement, humiliation, non prise en compte, voire… torture en cas de guerre).
3/ inhibition du discernement pendant la « mue » :
a) fatigue, absence de sommeil, de temps et de lieu de réflexion solitaire: le sujet, sans cesse « dilué » dans le groupe, privé d'intimité, n’a ni le temps ni la volonté de « rentrer en lui-même » pour « penser », c’est-à-dire PRENDRE DE LA DISTANCE entre ce qu’il est amené à faire et « ce qu’il peut en penser » : il n’a plus possibilité d’établir une distance épistémologique, et donc de réagir en cas de « distorsion cognitive » qui rend au sujet la capacité de s’indigner et de dire « NON ».
b) « abrutissement »: l’esprit est occupé non à une pratique « réflexive », mais à un apprentissage mémoriel saturé et saturant (langage, mantras, chants, textes, noms, etc.): toutes les études montrent que l’occupation massive de ces zones cervicales INHIBE la réflexion.
c) épisode très alcoolisés, ou usage de stupéfiants (inhibition de l'Éthique, acceptation du « pulsionnel » archaïque)
4/ Mise en place d' « espaces de défoulement » où le « pulsionnel » est accepté, voire recherché ; le caractère débridé de ces pratiques (cf. les Lupercales, les Bacchanales et autres Carnavals…) contraste avec le cérémonial très maîtrisé ailleurs, et en compense sans doute la pression.
5/ Uniformité des discours : le nouveau Groupe produit en permanence un « story-telling », une Mythologie collective, des « éléments de langage » et des « images » qui se dupliquent à l'infini. Je rappelle que, dans un groupe non manipulé, la parole (récits, avis, arguments) se développe de manière gaussienne, à telle enseigne qu'une cohérence complète de témoignages fait tiquer tout enquêteur chevronné…
6/ Mise à l'écart des paroles dissidentes, symbolique (non accession aux codes internes) ou très/trop réelle (ostracismes, fatwas et… élimination) : la communauté rejette l'Autre en le réifiant ; il est alors considéré non en ce qu'il FAIT, mais dans ce qu'il EST (« infidèle », « étranger », « différent », « non-formé », « non initié »)
7/ Mise en place d'un « scénario » d'initiation (ou de réintégration) en quatre phases :
a) mise à distance des futurs initiés : mauvais traitement, isolement, absence de parole, manifestation gestuelle d'une « hiérachie » -salut, regard baissé, voire sévices- ; il s'agit de « mimer » et de « surjouer » une supériorité (qui ne repose pas forcément sur une compétence, loin de là!)
b) « réconciliation » générale et spectaculaire, accession complète aux codes
c) « renaissance » symbolique (nouveau nom, baptême…)
d) étayage de la nouvelle hiérarchie en… initiant une nouvelle génération de « non encore initiés », et ainsi de suite…
8/ Impossibilité de douter, de changer : la pensée s'enkyste en « dogme » , le rapport au Monde en « Tradition » ou respect littéral d'un Texte: la docilité comportementale induit une docilité intellectuelle ; l'esprit critique, la sérendipité, la créativité sont spectaculairement inhibés. La « résistance au changement » ancre les individus dans les territoires connus et balisés, les comportements sont « incestueux ».
9/ l'immersion dans l' « altérité » , dans la mesure où elle enlève les étayages et les références internes de la communauté, est difficultueuse, l'habitude des codes internes ayant supprimé l'usage de la « fonction phatique », efficace passerelle vers l'Autre.
Conclusion (partielle!) : la maturation de chacun de nous passe par diverses identifications, et l'adhésion à des groupes qui à la fois nous ont étayés et… manipulés pour leur propre conservation (principe « de Parkinson »). Je garde la certitude que le discernement et la Culture permettent des choix lucides. Vive l'Intelligence !
Jean-Pierre Bénat