« Pour de Vrai, pour de Faux » : éloge du Jeu
Jean-Pierre BÉNAT, enseignant, clinicien, père, grand-père
Les analystes, les thérapeutes usant de la boîte à outil linguistique de la Psychanalyse, sont souvent moqués par les tenants d'une pratique médicamenteuse (en un mot!) persuadés qu'une modification chimique d'un organe induit mécaniquement (cf. « l'animal-machine » de Descartes) une modification de la fonction et du comportement. Soit. Les faits parfois induisent ce choix, proscrivons les intégrismes.
Un des leitmotiv des tenants de la Psychanalyse est de « restaurer le Symbolique » ; cela revient à ce que le Sujet (parlant, évidemment...)
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accepte son Imaginaire, même dans sa dimension monstrueuse, utopique, uchronique, immorale même
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reconnaisse le Réel dans ce qu'il a de frustrant et de castrateur
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sache jouer du Symbolique pour fantasmer un Réel plus souriant et faire le deuil de ce que le Réel abolit
Ce triptyque n'est efficace que si la personne SAIT la frontière entre ces mondes, et JOUE avec eux. Or, un enfant à qui l'on n'a pas raconté d'histoires, pas appris à jouer « pour de semblant », pas appris l'humour, le second degré, la théâtralité (l' « hypocrisie », disent les détracteurs) n'auront comme seuls axes leur Imaginaire et le Réel : cela conduit à deux situations extrême :
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une intense frustration de constater que le Réel est fort éloigné de leur Imaginaire
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une brutale réalisation de leur Imaginaire, dans une brève séquence où la distance désir-réalité est abolie, où enfin le Réel est coextensif à l'Imaginaire. C'est l'agression violente, le viol, l'assassinat, la libération des pulsions, la toute puissance enfin possible...
Le double assassinat d'Échirolles, tel qu'il est décrit par Jean-Yves Coquillat, le Procureur de la République de Grenoble (05-09-2012, nouvelobs.com), est un terrible exemple de l'absence de « fonction Symbolique » ; en voici quelques commentaires (en italique, le texte du Procureur).
« L'agression finale, qui a coûté la vie à Kevin et Sofiane, est intervenue à la suite d'une série de bagarres d'une grande banalité.
« banalité » : une bagarre peut-être « banale », au sens où elle est « symbolique », inscrite dans un code de convenance, qui sert à préciser le statuts des individus et des groupes, comme une « parade » animale : dans ce cas, pas de violence « réelle », pas de ressentiment, pas d'escalade, le signe disparaît dès qu'il a été compris ; la « violence symbolique » est interdite dans les écoles, donc... les enfants ne connaissent que la « non-violence » et la « violence réelle », sans apprentissage de l'agression « pour de faux », mimée, jouée, celle qui s'arrête dès que l'enseignant sonne la fin de la récréation.
Quelle est son origine ? Il semble qu'il s'agisse d'un mauvais regard échangé plus tôt.
« mauvais regard » : interprété comme « réel », et non comme l'expression théâtralisée d'une posture (ponctuelle, publique, calquée sans doute sur des scénarios de films ou de feuilletons).
Ce qui est certain, c'est que la première bagarre intervient vendredi, vers 18 heures, devant le lycée Marie-Curie. Le petit frère de Kevin, Wilfrid, croise la route de deux jeunes, dont Sid Ahmed, le plus jeune des deux frères militaires (interpellé lundi avec sa mère et son frère aîné Mohamed, mis en examen ndlr). Wilfrid, qui pratique des sports de combat, a le dessus et blesse les deux autres.
« sports de combat » : la pratique des Arts Martiaux est fort justement ritualisée, encadrée et étayée par des gestes symboliques : déconnectés de leur garde fou symbolique -ce qui est proscrit par les Fédérations, et répétés mille fois aux pratiquants-, ils « blessent » dans le Réel.
Moins d'une heure plus tard, le frère aîné de Sid Ahmed, Mohamed, revient et s'en prend à Wilfrid.
« revient » : au lieu de signifier « l'incident est clos », « c'est une histoire de mômes, vous arrêtez tout ! » les proches en rajoutent et... inscrivent de plus en plus les actes dans le Réel.
Il le gaze.
Ce qui était un signe de Pouvoir s'ancre davantage dans le Réel...
Wilfrid prend la fuite et appelle son frère Kevin, qui le récupère un peu plus tard en voiture, et cherche celui qui l'a agressé.
À nouveau les proches sont incapables de clore l'incident, en rajoutent pour inscrire les faits dans une « histoire » Réelle.
Deux groupes d'une dizaine de personnes s'affrontent alors. Kevin gifle Mohamed et le contraint à présenter ses excuses à son petit frère.
« gifle » : le geste est une violence symbolique, moins « réelle » qu'un coup, et la « contrainte à présenter ses excuses » est traditionnellement, dans un groupe habitué aux usages symboliques, considéré comme la « fin de l'Histoire » (cf. les duels « au premier sang » remplacés par des excuses publiques) . Si le groupe méconnaît ces usages, cela rebondit comme une agression « Réelle »
Ce qu'il a vraisemblablement vécu comme une humiliation publique. Cette série d'altercations prendra fin avec les tragiques faits que l'on connaît, dans le parc Maurice-Thorez, vers 21 heures. »
« tragiques faits » : la mort, ultra violente, est la seule fin « Réelle » de l'Histoire, dans un éclaboussement pulsionnel : l'Imaginaire « devient » le Réel, pendant quelques minutes.
À aucun moment les comportements n'ont été qualifiés de « sketch », de « cinéma » par les adultes, au contraire !
À aucun moment, les participants n'ont pu penser leur comportement comme « joué », « théâtralisé », et donc se dire « stop » et prendre une nécessaire distance.
Sans doute ne leur a-t-on pas appris !
Dans ces situations, il importe -et cela commence quand un enfant fait un caprice devant les caisses d'un hypermarché- de DIRE qu'il s'agit d'un sketch, et que l'enfant DOIT et PEUT l'arrêter. Évidemment, l'adulte est fondé à dire... s'il n'abuse pas lui-même de ce genre de sketchs : énervement colérique devant un match de foot, devant un discours politique, devant un jeu télévisé, devant son/sa conjoint/e perçu par l'enfant comme une réaction « Réelle », « pour de Vrai ».
Peut-être nous faut-il en permanence « sous-titrer » nos agissements et ceux des enfants et des adolescents : le « métalangage » permet la distance entre ce qui est JOUÉ et ce qui est AUTHENTIQUEMENT RESSENTI. Cela peut s'appeler culture, littérature, art...
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